MAX NEUHAUS ET LE « MONSTRE INSTITUTIONNEL »


Le « Monstre Institutionnel »

Max Neuhaus et le système de la politique culturelle

Avec ce texte très engagé politiquement, au-delà d’une simple description d’un travail, c’est un constat sur les limites, voir les défaillances d’une politique culturelle timorée et commerciale, que dénonce Max Neuhaus, avec « l’affaire du métro parisien ». Au-delà de tout règlements de compte, c’est une analyse assez juste, avec une prise de recul liée d’ailleurs à la malheureuse temporalité du projet, qui se montre somme toute assez pessimiste quand à la situation et à l’avenir de la création artistique. Même si la dernière phrase de l’artiste laisse entrevoir que les pus persévérants et « intelligents » pourront encore forcer des portes et des cloisons, bousculer les idées rétrogrades, et sans doute faire remettre en question les prés carrés… Ce texte en tout cas, résonne pour moi comme une profession de foi, une vision déontologique, une diatribe qui s’avère, dix ans plus tard, plus que jamais pertinente tant elle reste d’une actualité brûlante !

Le « monstre institutionnel »

En 1973, lors d’un passage à Paris, j’ai été invité par un organisateur d’événements culturels autour de la musique et de la danse à proposer une œuvre. J’ai accepté, tout en précisant que je ne voulais pas créer un événement, mais plutôt une installation sonore. J’ai également insisté pour la présenter dans la ville plutôt que dans une salle de théâtre ou un concert.

A cette époque l’idée d’artistes contemporains travaillant essentiellement dans des espaces publics plutôt que dans des espaces culturels muséaux n’était pas pas encore habituelle aux États-Unis, et ne le serait pas encore avant une quinzaine d’années à Paris. Mon hôte fût donc perplexe, mais jouant le jeu, il accepta ma proposition.

On recruta un traducteur pour me promener dans la ville de façon à y découvrir et à y choisir un site ad hoc. Me considérant comme un musicien reconnu, mes hôtes ne voyaient pas trop quoi me proposer, pensant que les grands monument parisiens feraient l’affaire. Il m’est apparu assez rapidement que, contrairement à New York avec ses nombreux sites sauvages, bruts et aptes à être investis, la plus grande partie de Paris a déjà été historiquement aménagé d’une façon ou une autre. J’ai tenté d’expliquer que je cherchais quelque chose d’ordinaire, un lieu pas trop monumentale, signé, que je pourrais ainsi rendre extraordinaire, mais je sentais que j’étais là en terrain glissant. ils ne semblaient pas accepter l’idée que je puisse ignorer un monument célèbre de Paris comme site pour mon travail.

Quelques jours plus plus tard, alors que rallions un point repéré, ne trouvant pas de taxis disponibles, nous primes le métro. Sur notre trajet, nous avons dû changer de ligne à Montparnasse-Bienvenue. Après un parcours compliqué à travers plusieurs tunnels étroits, nous sommes arrivés l’extrémité d’un long couloir très large parcourus de trois tapis roulants. Une cloche a sonné, j’ai alors été très surpris par l’acoustique des lieux.

J’ai dés lors insisté pour choisir ce lieu. Ayant évacué de nombreuses objections, y compris et surtout celle du choix d’un lieu non historique , si l’installation devait des réaliser dans un couloir d’une station de métro, Châtelet me paraissait l’endroit idéal. L’installation serait peut-être de taille modeste et dans un lieu très serré, mais elle est à proximité des grands théâtres et monuments historiques. Nous avons convenu de faire avancer le projet rapidement, mais hélas, les choses ne bougent pas aussi vite qu’on le souhaiterait.

Lors de passages et séjours sur Paris, étalés sur plusieurs années, différents contacts ont été pris, donnant lieu à plusieurs réunions avec l’administration la RATP, mais en fait, tout au long des années soixante-dix, les personnes rencontrées ne me prirent pas vraiment au sérieux. A Cependant, au début des années quatre-vingt, un groupe de sociologues qui travaillent au sein de la RATP ont eu vent du projet, qui les a intéressé. Leur mission au sein de la RATP était d’envisager des moyens de rendre le métro plus agréable et sûr pour les usagers.

Ils voulurent savoir exactement ce que serait mon projet. Je leur alors expliqué que je n’en avais pas la moindre idée, et leur ai expliqué ma méthode: aborder l’espace sans préjugés, en explorer les sonorités à l’oreille, et faire avancer le travail à partir des ambiances récoltées in situ. Il m’a dés lors fallu une autre année avant que leurs esprit cartésien puisse être suffisamment ouvert pour que nous agissions vraiment.

En 1983, ils ont provisionné un peu d’argent pour me permettre de commencer à explorer l’espace et ses ambiances sonores. À ce stade, ils m’ont proposé que nous contactions le Ministère de la Culture. En France, les responsabilités institutionnelles étant cloisonnées de façon assez rigide, il n’y avait aucun moyen pour que le Ministère des Transports pour la RATP, donne l’aval et le soutien à un projet culturel sans l’accord du Ministère de la culture.

Ce est là que les vrais problèmes ont commencés. Tout d’abord, le Ministère de la Culture a été profondément offensée que j’ai contacté la RATP en premier et non pas eux. Dans ma naïveté naturelle, j’avais pensé que si l’on avait une proposition à faire pour un espace public en particulier, il fallait approcher l’organisation qui gérait cet espace. En fait, il se est avéré que j’avais raison. Le Ministère de la Culture avait quelques conflits latents avec la RATP depuis des années. Si j’avais contacté le Ministère de la Culture de prime abord, je n’en aurais pas obtenu autant.

compte tenu de ce départ assez catastrophique, ce fut un miracle que je puisse pousser plus loin la projet. Finalement, ce dernier a été, bon gré mal gré, trimballé à travers les différentes méandres de la bureaucratie ministérielle, pour être finalement rattaché à un nouveau programme portant sur les « Arts et développement d’entreprises privé/public », une idée déjà bien usée au milieu des années quatre-vingt.

Enfin, j’avais pu commencé à travailler les sons dans le couloir du métro de une à cinq heures du matin, lorsque le métro était fermé. Après plusieurs mois de négociation, une réunion s’est finalement tenue dans le tunnel, une nuit, entre moi et le directeur du programme « Arts-Affaires » (j’ai oublié son nom exact).

L’entretien a assez mal débuté. Le responsable a commencé en disant qu’il n’était pas venu dans le métro depuis plusieurs années, mais qu’il était beaucoup plus agréable que dans son souvenir, surtout de nuit sans tous les passagers. Ensuite, il voulut savoir exactement qu’elle serait la teneur mon travail; il voulait d’ailleurs que je lui fasse écouter une composition.

Nous avons eu de grandes discussions autour de ma méthode de travail et des raisons que j’argumentais sur ma façon de procéder, mais je pense qu’il avait d’emblée rejeté mon discours, lui paraissant sans doute un brin obscur et, peut-être plus important encore, que je constituais une sorte de défi pour son autorité sur le fait de décider si mon travail était digne de son soutien ou non.

J’ai essayé d’être le plus agréable, le plus positif que possible.

Expliquant avec force patiemment et détails qu’il était impossible de faire entendre mon travail avant qu’il ne soit construit, je suis allé, avec lui et ses compagnons leurs faire une démonstration de la façon dont je pourrais transformer l’énorme grondement des tapis-roulants, par un simple mixage avec des couleurs sonores que j’avais préparé. Je sentais bien que je devais également leurs expliquer pourquoi je m’étais intéressé à cet endroit qu’ils jugeaient si peu intéressant, voire tout à fait incongru. Le lendemain, j’ai d’ailleurs rédigé la lettre suivante:

« Bien que je travaille dans le milieu culturel des musées, beaucoup de mes installations ont été installées dans des lieux publics, dans la rue ou dans des transports en commun par exemple. Je suis toujours surpris quand les gens me demandent, très étonnés, pourquoi je suis si intéressé à travailler dans ces endroits, comme si ces lieux étaient en quelque sorte indignes de véritables efforts esthétiques. L’idée de base étant, je suppose, que si nous ne nous investissons pas exclusivement à créer dans des espaces et institutions culturelles, musées, salles de concert, l’expérience esthétique ne pourra pas vraiment se développer vers le public.

Je pense a contrario que l’expérience esthétique doit est naturellement proche de l’être humain, comme un phénomène lié à la vie quotidienne, et que de plus, cette approche artistique est très spécifique dans l’intimité, le ressenti de chaque individu. En limitant la diffusion de notre travail à une approche très cadrée ou très singulière pour un genre d’endroit public, institutionnel, nous avons codifié et classé la production artistique au point où nous commençons à beaucoup la fragiliser, voire à mettre en danger l’éventualité même de sa médiation, de son appropriation, de son installation vers un grand public.

L’élan, l’attrait, motivant ma première installation sonore était l’intérêt que je porte à travailler avec un grand public. L’insertion d’œuvres dans la vie quotidienne est faite de manière à ce que les gens puissent les découvrir dans leur propre espaces/temps, en parler selon leurs propres termes. Il faut habiller les œuvres de parures se fondant dans des environnements quotidiens, de telle manière que les gens les découvrent et en prennent possession par eux-mêmes, leur curiosité stimulée par l’écoute. »

Cette lettre s’est révélée inutile. Le message de réponse du Ministère restait campé sur ses positions initiales : sans une maquette du projet, n’y aurait pas de soutien. Cette proposition était somme toute assez comique, voulaient ils que je construise un modèle, une réplique de tunnel avec une installation sonore virtuelle à l’intérieur ? Quand plus tard, ils ont décidé de me proposer un marché, si je pouvais amener soixante-dix pour cent du budget, ils fourniraient les trente restants, je compris qu’ils espéraient enfin se débarrasser de la sorte de ce projet pour eux bien encombrant.

J’ai pas relevé qu’à mon avis, la recherche de financements pour la création artistique était plutôt de leur ressort, de leur compétence, de leur savoir-faire, l’artiste lui étant sensé se concentrer sur ses créations. Je suis d’ailleurs sûr qu’ils n’aient jamais pensé que j’e serais en capacité de trouver des financements « il ne parle même pas français » se disaient-ils. En fait j’ai trouvé quelqu’un qui m’a aidé à la collecte de fonds, et ai donc pu continué à travailler dans le métro. Après six mois, ce plan de financement a été présenté à la RATP, avec l’engagement d’une grande banque française pour les soixante dix pour cent du budget.

Puis j’ai attendu la réponse de l’institution.

Au bout d’un an, la RATP et de la banque ont finalement été mis à mal. Tout le monde doutait de la viabilité du projet.

Le ministère quand à lui n’avait tout simplement jamais répondu.

Quand j’ai compris que personne n’osait remettre en question cette défection, ni même en demander les raisons, je me suis incliné et admis que j’avais bel et bien perdu la partie. Le Ministère lui, est passé à autre chose.

Cette mésaventure ne représente pas néanmoins un problème spécifique à l’état français, cela aurait pu m’arriver n’importe où ailleurs, la technocratie dans les affaires culturelle étant hélas une maladie mondialisée. Dans les faits, souvent les Français sont en réalité plus compétents et engagés que bien d’autres politiques culturelles d’autres pays.

Le problème réside dans les confrontations liées à de nouvelles pratiques artistiques qui viennent butter contre de sacro saintes habitudes institutionnelles trop bien ancrées, et certaines étrangeté kafkaîennes des administrations. Plus il y a de la bureaucratie, plus le système a de l’inertie et est lent à s’adapter au changement. Souvent ce système brûle le noyau même de l’innovation en en absorbant toute l’énergie, ne laissant du projet initial qu’un squelette bien usé.

Les institutions culturelles s’appuient souvent sur des commissions d’experts pour prendre leurs décisions. Dans cette organisation, si personne ne prend de responsabilités et ne s’engage vraiment, personne ne pourra donc être blâmé pour avoir « fait n’importe quoi ». Le pouvoir de ces commissions représente généralement des instances politiques. Cependant, même si la commission est composée de membres appartenant à une communauté culturelle, le fonctionnement de l’organisme lui-même dilue ses engagements. Ceux-ci devraient être entièrement dévoués aux préoccupations esthétiques, artistiques, et non pas à gérer des lourdeurs administratives plombant tout projet innovant.

Régulièrement, des tentatives sont faites dans le monde culturel pour justifier ces commissions agissant sur des modes démocratiques. Cet adjectif connaît bien vite ses limites, une pratique démocratique mise à mal par le système capitaliste par des flibustiers prônant la gratuité pour justifier une généralisation d’une économique mondiale. Dans le cas des pratiques artistiques, ces positionnements économiques vont jusqu’à justifier une réelle médiocrité en exigeant de créer des produits plus grand public… tout ceci conduisant alors, par une sorte de manipulation sémantique, à prôner l’art «non-élitiste» ! Si le fait de dire que l’approche artistique ne devrait être limitée aux initiés constitue une idée louable en soit, quand elle est pensée vers les publics, cela devient une catastrophe castratrice quand ce dogme est appliqué à l’art lui-même.

La culture ne peut pas se gérer que par un système politique. Elle croît surtout si on l’entretien constamment sur le terrain, avec et par des artistes passionnés qui vivent pour défendre l’art. L’art est leur langue, leur nourriture… leur âme. Quand il cesse de croître, il commence irrémédiablement à dépérir, et finit par mourir. Il a besoin de se régénérer constamment par la remise en question de ses propres pratiques contemporaines. Son essence se nourrit de la discrimination. Il lui faut différencier la vie de la vacuité, l’altruiste du commercial, la vérité du mensonge facile, sinon, il meurt.

La réalisation d’une œuvre d’art nest finalement pas chose si courante. C’est même assez rare, car la gestation artistique est difficile. Cependant, quand l’œuvre nait, c’est toujours un moment extraordinaire. C’est une expérience somme toute naturelle, nous le savons tous quand nous y sommes confrontés. Pourtant, dans notre monde d’aujourd’hui, où la médiation télévisuelle devient « la seule réalité » pour beaucoup, les arts sont de plus en plus assimilés à une nouvelle forme d’entreprise, de marché, de commerce, beaucoup de gens ne reconnaissent plus l’extraordinaire, la véritable magie de la création artistique.

Nous courrons un danger de voir disparaître la « vraie » création artistique !

En prenant du recul, dix ans plus tard, et en regard de la déclaration que j’ai alors écrite au Ministère, en mettant au clair mes idées sur le travail en générale, en dehors même du contexte culturel, il est clair que les conditions de travail ont bien changées. Pas forcément dans le bon sens. Œuvrer comme artiste dans la sphère publique contemporaine devient difficile, tant rien ne bouge plus en dehors de ce qui serait territoire bien délimité, codifié. L’art Public est tout simplement devenu une sorte de décorum décor urbain, comme s’il avait glissé dans un magma culturel par trop populiste. Le territoire de cette « monstre institutionnel » semble être en pleine expansion – sa progéniture se répand aussi sûrement que la misère sociale s’étend.

Cela implique, je pense, que pour faire quelque chose de vraiment intéressant aujourd’hui dans la sphère publique, il faut être beaucoup plus entreprenant … et beaucoup plus rusé…

Première publication in  « Max Neuhaus, Sound Works, Volume I, Inscription » (Ostfildern-Stuttgart: Cantz, 1994)






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