Max Neuhaus – Walks and Listen


Max Neuhaus – Walks and Listen

dsc07794

Ce troisième volet consacré à Max Neuhaus s’articulera autour des soundwalks, chers à l’artiste. En relisant et en transcrivant ses écrits, tirés de différents articles complémentaires, s’étageant de 1998 à 2004, je me suis aperçu pourquoi, encore plus profondément que je ne l’imaginais, cet artiste m’interpellait, me fascinait, sans doute plus que tout autre. Combien il questionnait ma pratique au quotidien. Combien j’avais, depuis de nombreuses années, modestement, marché dans ses traces, à ma façon, avant même d’avoir entendu son nom, et le faisais encore aujourd’hui, de plus en plus. Combien sa réflexion éthique et écologique trouvait de résonances en moi, alors que j’expérimentais au jour le jour, des marches in situ, PAS – Parcours Audio Sensibles, comme je les nomme aujourd’hui. Combien ce travail m’interrogeait sur le statut de l’écoute environnementale, via des décalages et passerelles réciproques entre sonore et musique, visuel et auditif, espaces et habitants-passagers-usagers. Combien ces réflexions et gestes dynamisaient des recherches d’écritures et de postures singulières, susceptibles de toucher et de sensibiliser le plus grand nombre d’oreilles aux richesses auriculaires intrinsèques du monde… Et sans doute combien ces écrits me révélaient et me confirmaient l‘ampleur et l’intérêt du travail autour du paysage sonore – sans parler de tout le potentiel existant, encore inexploré, de tout ce qui reste à écrire, dans un monde qui évolue de plus en plus vite, pour le meilleurs et pour le pire.

Promenades – Écoutes

Dans ma pratique de percussionniste, j’ai déjà été amené à inclure, à inviter progressivement des sons du quotidien dans des salles de concert, influencé pour cela par Luiggi Russolo, Edgard Varèse et enfin John Cage, qui amenait en live, des sonorités de la rue vers l’intérieur, notamment en laissant les portes ouvertes durant l’exécution de 4’33 ». J’ai un moment envisagé ces activités comme un moyen de donner un crédit valorisant, esthétique à ces sons, au départ triviaux – posture que je défendais alors fermement dans mes créations. J’ai cependant commencé à douter peu à peu de la pertinence d’un tel geste. La plupart des auditeurs semblaient en effet plus impressionnés par le scandale de «l’ordinaire sonore » ramené dans un lieu de concert figurant un « temple sacré» de la musique, que de la qualité sons eux-mêmes. Néanmoins, quelques-uns ont pu, suite à cela, découvrir l’expérience d’un nouveau « point de vue » esthétique, d’un statut singulier pour écouter les sons de leur quotidien.

Je me suis alors demander comment aller un peu plus loin dans cette démarche. Pourquoi limiter l’écoute à la seule salle de concert ? Au lieu d’amener ces sons dans la salle, pourquoi ne pas simplement emmener le public les écouter dans leur cadre « naturel », à l’extérieur ?

Listen

La signification de ce titre « Listen » est pour moi à double entrée. Au sens premier du terme, celui clairement exprimé, il s’agit d’une injonction à prêter l’attention aux sons, à mettre en œuvre une perception auriculaire, et sa forme écrite – ÉCOUTEZ – ou l’ECOUTE en majuscules, l’indique sans détour. C’était aussi, dans son ton impératif, son ordre donné – une sorte de code utilisé comme une plaisanterie, entre moi et ma petite amie du moment, une jeune femme franco-bulgare, qui me le hurlait avant avant que de commencer à me jeter des choses à la figure, lorsqu’elle était très en colère…

C’était surtout une injonction fortement liée à mes premiers travaux en tant qu’artiste indépendant, en 1966. Comme je l’ai déjà dit, Russolo et Cage m’avaient manifestement inspiré par les sons non musicaux qu’ils introduisaient dans des salles de concert. Le fait de transformer les sons du quotidien en sons musicaux m’intéressais beaucoup, au point de vouloir sortir de la salle pour des écoutes extérieures, in situ, avec un public embarqué dans la ville.

La première performance – expérience de ce genre, fut organisée pour un petit groupe d’amis invités pour l’occasion. Je leur avais demandé de me retrouver au coin de l’avenue D et West 14th Street à Manhattan. J’ai alors encrer, à l’aide d’un tampon en caoutchouc le mot « écouter » sur la main de chaque participant, et ai commencé à marcher avec eux jusqu’à 14th Street vers l’East River. À ce endroit, la rue fait une fourche devant une centrale électrique et, comme je l’avais repéré précédemment, on y entend un sourd grondement, très présent et assez spectaculaire à l’écoute. Nous avons ensuite continué notre chemin, traversé la route pour longer une station de lavage automobile dont nous avons écouté les sonorités de l’eau giclant sur des pneus, puis suivi la rivière pendant quelques blocs d’immeubles, franchis un pont piétonnier, emprunté la très vivante rue portoricaine du Lower East Side et enfin, nous sommes arrivés à mon studio, où j’ai exécuté quelques pièces de percussions pour les promeneurs auditeurs.

Au bout d’un certain temps, jai commencé à construire ces œuvres comme des work in progress, le rituel du tampon de caoutchouc introduisant une sorte de conférence promenade, qui constituait la trame d’une représentation sonore. Je voulais que le public, lors de ces concerts/conférences, écoute les sons de l’extérieur, simplement en tamponnant leurs mains et en les conduisant à prendre conscience à l’oreille de leur propre environnement quotidien. Sans rien leur dire, leur expliquer préalablement, je souhaitais que nous nous concentrions sur l’écoute, en commençant par marcher de concert. Au départ, les participants étaient naturellement un peu embarrassés, mais la dynamique, l’ambiance et le recueillement d’une écoute collective étaient généralement assez vite contagieuses. Le groupe faisait alors de lui-même le silence, et au moment où nous rentrions dans mon studio, beaucoup avaient je pense découvert une nouvelle posture d’écoute, très personnelle, très intime.

Bien sûr, il y eu quelques incidents. Je me souviens de l’un d’eux en particulier, dans une université, quelque part dans l’Iowa. L’institution attendait en fait de moi que je donne aux étudiants une conférence dans les règles de l’art. Ils furent assez interloqués quand j’ai dit à ces derniers de quitter la salle, mais heureusement ne trouvèrent pas rapidement d’arguments suffisants pour contrarier les plans du conférencier, invité d’honneur de la journée. Les étudiants étaient quand à eux très heureux de pouvoir s’échapper de leurs lieux de cours habituels, pour aller marcher dehors. Avec plusieurs centaines de participants, avons formé un long cortège silencieux dans les rues de la petite ville où nous nous trouvions. Il devait y avoir de bons esprits, de bonnes ondes ce jour-là. La faculté était tellement en colère contre moi, qu’ils en ont boycotté le bon déjeuner que ces professeurs avaient préparé à mon intention après la conférence.

Un certain nombre d’années plus tard, lorsque le projet de paysage sonore de Murray Schafer a été assez connu, je suis sûr que ces universitaires n’auraient plus eu aucun problème à accepter des propositions similaires. Mais la réalité de terrain – n’étant pas confinée en toute quiétude entre les deux couvertures d’un livre, était tout autre chose à l’époque.

Je pense que la définition la plus pertinente pour qualifier de cette série d’œuvres/actions est l’utilisation du mot LISTEN, pour concentrer à la fois phonétiquement et visuellement vers des promeneurs écoutants une telle expérience.

J’ai alors commencé à imaginer d’autres façons de développer ces actions, l’expérience d l’Iowa m’ayant donné des pistes de réflexion, en tant que qu’intervenant enseignant à l’université.

L’une des plus imortante déclinaison de mon travail (touchant 1 million de personnes environ) fut certainement un éditorial, que j’ai écrit pour le New York Times en 1974, dénonçant les bureaucrates stupides du ministère des « ressources de l’air », pour le fait qu’ils provoquent eux-même des situations beaucoup trop bruyantes.

Ne se contentant pas de faire leur vrai travail, à savoir tenter de purifier l’air que les New Yorkais respiraient, ils ont dépensé très naïvement, maladroitement, leur énergie à vouloir aussi nettoyer les bruits de la ville. Pour dynamiser leur projet, ils ont publié une brochure intitulée «La pollution par le bruit rend malade». J’ai alors répliqué avec une publication «La propagande anti bruit génère beaucoup trop de bruit». Le constat étant que, en condamnant trop arbitrairement la plupart des sons non « naturels », ils créaient en fait, a contrario de ce qu’ils espéraient, du bruit, ou une sensation de bruit là où il n’a jamais existé auparavant. Le pire contre-résultat de leur ingérence dans le monde sonore, fut que l’on a vu les gens littéralement se dynamiter les oreilles avec baladeurs, notamment dans les métros. Ces derniers étaient alors convaincus qu’ils protégeaient ainsi leurs oreilles des sons ambiants, qui sont en fait, beaucoup moins puissants et agressifs que ceux que leurs walkmans leurs injectaient violemment dans les oreilles.

Il y eu également d’autres déclinaisons de ce travail. J’ai ainsi organisé des « voyages explorations» d’écoute à des endroits qui étaient généralement inaccessibles, et possédaient de ce fait des sons qui ne pourraient jamais être enregistrés. J’en ai tiré quelques variations comme par exemple de grands textes imprimés. L’un d’eux était une énorme affiche placardée sous le pont de Brooklyn, avec le mot LISTEN estampillé en grosses lettres sur la face inférieure du pont. Il est né d’une longue fascination que j’avais pour le bruit de fond généré par cette architecture, avec des propres sonorités très rythmiques, nées de la circulation sur le pont. Cette musique était composée de riches textures sonores, formées des sonorités de centaines de pneus roulant sur la grille métallique constituant la chaussée du pont, chacune avec une vitesse propre, et donc des sortes de bandes de roulement sonores étagées en différentes fréquences.

Les promoteurs du projet immobilier de South Street Seaport, zone d’habitation située près du pont, ont très vite pensé que le bruit dévalorisait les côtes immobilières dans cette zone. Ils ont donc réussi à convaincre la ville de recouvrir la grille ouverte de l’ouvrage, par un revêtement d’asphalte. On s’est aperçu par la suite, que le poids très conséquent rajouté par ces travaux, causait de graves dégâts structurels pour le pont. Il subsistait néanmoins un son, quasiment aussi puissant, mais cependant beaucoup moins riche, moins intéressant, que celui d’avant l’asphaltage de la chaussée…

En 1978, j’ai également publié une version do-it-yourself (faites le vous-même), par une carte postale autocollante, donnant à lire le mot « Listen », et constituant un sorte de pochoir pour inscrire des Listens dans des endroits choisis par les promeneurs écoutants eux-mêmes.

Max Neuhaus 1988, 1990, 2004


 


 

Un commentaire

Laisser un commentaire