La représentation graphique qui suit l’œuvre sonore
Après avoir terminé une création sonore, si j’en trouve le temps, j’ attends généralement plusieurs mois avant de venir réécouter mon travail. C’est pour moi une façon de prendre le recul nécessaire pour appréhender objectivement mes installations. C’est à ce moment de retrouvaille avec l’œuvre, en ayant pris suffisamment de distance, que je dessine autour de ma création, pour tenter de la circonscrire autrement. C’est en principe un dessin en deux parties, une représentation visuelle accompagnée d’un texte manuscrit. Ce sont ces deux média qui me permettent de me réapproprier des créations sonores immatérielles, invisibles et intangibles. L’image ne se substitue pas au texte, ni inversement , le tout ne raconte pas non plus la réalité de la création: c’est un tout donnant une autre représentation synthétique de l’œuvre sonore. La représentation graphique et textuelle donnent de l’installation une lecture parallèle, élargie, évoquant tout à la fois une idée forte issue du travail sonore, une référence parallèle, et également un point de départ vers un nouvel axe de réflexion.
Max Neuhaus
Dessiner par l’oreille
Un point bat dans votre poitrine: votre cœur.
Un point bat pour votre main: votre pouls.
Un point bat dans l’espace. Un son, écoutez le !
Edmond Jabès
Il n’existe en fait que peu de méthodes pour dessiner un son, parmi lesquelles la notation musicale étant bien sûr la plus connue et utilisée, ainsi d’ailleurs que notation phonétique pour la parole. L’art de Max Neuhaus se trouvant en dehors la parole et des écritures musicales conventionnelles, extérieures aux zones d’écritures vocales et instrumentales, il fallait trouver un autre moyen de représentation.
Comme si lorsque l’on se trouvait immergé en mer, avec l’obligation d’apprendre à nager, il faut apprendre ici à dessiner avec seulement une pensée sonore, comme
une représentation à regarder et à entendre tout à la fois. Les syllabes de ce langage sont ici comme
des images d’un chant.
Nous considérons généralement les sons de notre monde comme une chose banale, sans plus vraiment y faire attention. Nous ne sommes de moins en moins en mesure de vivre une véritable expérience auditive dans nos lieux de vie, dans des espaces que nous n’entendons même plus. Il y a bien sûr aussi ceux qui ne veulent volontairement pas entendre, ou sont tout simplement physiquement malentendants, donc condamnés à rester malgré eux hors du champ de l’audible.
Si vous vous efforcez « d’écouter » ces graphismes, alors vous serez invités à voir et à entendre choses différemment. Pour écouter une performance vocale, assister à un concert, une lecture sans a priori, nous le faisons régulièrement en faisant confiance aux conseils d’amis. Pour ce qui est de ces dessins, c’est différents, ils sont nés et existent en tant qu’objets singuliers, étroitement liés à des installations sonores existantes, à leurs implantation dans des espaces spécifiques. Les lieux eux-même font naître des œuvres sonores particulières, installées contextuellement dans des sites spécifiques.
Certains des sons de ces installations ont déjà disparus, ou ne survivront sans doute pas très longtemps. Par conséquent, ces dessins constituent l’une des seules possibilités pour garder une mémoire d’œuvres sonores que l’on pourrait difficilement imaginer sans ces traces graphiques.
Ces illustrations sonores sont dessinées sur un papier transparent, en lignes chatoyantes, comme si elles étaient finement suspendues, en équilibre au-dessus de la surface du papier, tout en affirmant la réalité de leur propre tracé contre la fragile transparence du papier. C’est une représentation d’un sonore invisible, une vision décalée d’un paysage qui serait tout simplement un sorte d’immense écran translucide dans son immatérialité. C’est encore une forme de représentation qui serait née dans une sorte de quasi silence, à la périphérie d’un espace encore acoustiquement vierge.
Max Neuhaus est attiré par des couleurs primaires, appliquées au crayon, dans différentes et fines gradations de nuances. Ces teintes ne sont jamais fidèles à l’environnement de référence et pourtant convoquent d’emblée une sorte de langage descriptif, représentant un espace donné, relevant les spécificités d’un site.
Ces dessins sont donc en rapport étroit avec des lieux qu’ils ne décrivent pourtant pas de façon figurative. ils sont effectués dans une échelle relativement petite, des dessins paysagers finalement de petite taille par rapport aux grands projets auxquels ils appartiennent et se réfèrent.
Ces graphisme sont en fait assez différents d’autres formes de dessins qui nous seraient plus familières. Ce ne sont pas vraiment des dessins techniques utilisés par le passé, ni des techniques graphiques pour représenter topographiquement le terrain, non plus une cartographie d’espaces familiers, même s’ils convoquent un peu de toutes ces approches là. ils sont, à la différence d’autres représentations, une illustration de territoires sonores singuliers, d’installations, qui ne pourrait se donner à voir autrement que par eux.
Notre pensée intérieure entretient souvent un monde sonore raffiné, créant par exemple des mélodies issues de nos propres voix, pour perpétrer et consolider un accord avec un monde que nous reconstruisons sans cesse mentalement. Dans et par les dessins de Max Neuhaus, le son nous est proposé comme
une matière affectivement très proche de nous, un infime sillon, minuscule, intime et fragile trace, une marque ténue, l’amorce d’une ligne qui créerait mentalement des sortes d’ombres et de tracés sonores. A chaque détour de la rue, nous sommes amenés à prendre nos propres repères. Nous nous efforçons de circonscrire l’invisible, ce que nous ne pouvons pas tangiblement saisir – des espaces de quasi vides. Les dessins de Max Neuhaus nous ramènent à ces repérages sensibles.
La qualité, la vraie valeur de ces dessins est d’avoir représenté des œuvres sonores qui rassemblent un monde où règne une certaine dispersion des choses, dans leur grande disparité, donnant ainsi du sens à des points de tensions spatio-temporels. La réussite de ces représentations graphiques se situe, non sans difficulté, aux extrêmes limites de notre perception. Leur force est d’avoir été pu extraire d’un incessant mouvement incessant, des formes sonores perceptibles, en activant notre mémoire et notre l’intelligence sensible. Les dessins de l’artiste ont le pouvoir de représenter des images fragiles, fluctuantes et éphémères, de sonorités passées au prisme de la sensibilité humaine.
Yehuda Safran
Originally published in Max Neuhaus: Sound Works, vol. II, Drawings (Ostfildern-Stuttgart: Cantz, 1994), 7-8
Voir plus : Circumscription Drawings